Notre dossier CCI Info : le management qui bouscule la pyramide
Le management directif est dépassé. L'implication des salariés dans le projet de la société semble communément admise et les formes alternatives d'organisation fleurissent. Management participatif, entreprise libérée, organisation inspirée, holacratie... César Delisle, fondateur et gérant du cabinet de conseil Atlas Management, a animé pour la CCI un Aparté des entrepreneurs sur le thème de « l'auto-organisation et les moyens permettant de libérer les capacités d'initiative de votre équipe ». Il répond à nos questions. Retrouvez ensuite des témoignages.
Quels sont les points communs entre ces méthodes de management participatives innovantes ?
César Delisle : Une étude menée en 2014* a montré qu'elles répondent à trois grands principes : l'auto-gouvernance ou auto-organisation, la recherche du bien-être et enfin, une raison d'être évolutive de l'entreprise. La plus ancienne de ces méthodes, le management participatif, est issu du rejet du Taylorisme qui considérait l'homme comme un outil de production. Les travaux de chercheurs comme Abraham Maslow (pyramide des besoins), Elton Mayo (mouvement des relations humaines au travail) ou Douglas McGregor (théorie X Y) ont mené à cette méthode qui repose sur le fait d'impliquer les salariés dans la prise de décision et de fixer des objectifs liés aux personnes. Le concept d'entreprise libérée est plus récent. En France, il remonte aux années 1980 avec l'ancien directeur de la fonderie Favi, Jean-François Zobrist, qui a donné de l'autonomie et le pouvoir de décision aux personnes qui sont aux commandes des machines. L'holacratie est un système inspiré de toutes ces formes de management, qui peut s'appliquer tel quel au sein d'une entreprise.
En quoi diffèrent-elles ?
Il y a une différence fondamentale entre l'holacratie qui vous dit comment vous devez faire et les autres formes d'« organisations inspirées » qui favorisent davantage l'expérimentation. Ce qui permet ainsi d'impliquer les salariés et de les responsabiliser sur la façon dont ils souhaitent travailler.
Ces types de management sont-ils en plein essor ?
Oui et non. De nombreux chefs d'entreprise diront qu'ils font du management participatif car ils demandent l'avis de leurs collaborateurs avant de mettre en œuvre quelque chose. En revanche, quand il s'agit de faire tomber la hiérarchie comme dans l'entreprise libérée, c'est autre chose. Toutefois, ces nouvelles formes organisationnelles commencent à être reconnues. Le bien-être au travail, qui en est un pendant, est aussi en plein développement.
Ces méthodes peuvent-elles s'appliquer à tous types d'entreprises ?
Des exemples le prouvent, mais c'est au Pharaon de déconstruire la pyramide ! La volonté du dirigeant est essentielle. Si vous n'êtes pas prêt à laisser la place à l'expérimentation, ce n'est pas la peine de vous y atteler. Il n'y a que nos systèmes de croyance qui peuvent nous arrêter.
Qu'apportent ces formes d'organisation aux entreprises ?
Si le dirigeant est sincère et honnête dans sa démarche, la performance est clairement au rendez-vous. Les collaborateurs viennent travailler dans une entreprise qui correspond à leur volonté d'épanouissement donc ils sont très investis et engagés dans leurs missions. Cela réduit le turnover et bénéficie aussi au rayonnement de la société. La responsabilisation des salariés laisse la possibilité au dirigeant de se concentrer sur d'autres sujets.
Quels outils pour les entrepreneurs qui souhaitent s'engager dans cette démarche ?
Il s'agit de favoriser l'intelligence collective et d'aider ses collaborateurs à gérer cette distribution du pouvoir décisionnel. Des outils numériques collaboratifs sont indispensables : messagerie instantané, espace de travail partagé, outils d'aide à la prise de décision collective de type Loomio ou des gestionnaires de tâches très utiles pour la conduite de projets. Ensuite, il faut maîtriser les méthodes qui permettent de faire travailler les gens ensemble comme le gamestorming (brainstorming par le jeu), les innovation games (jeux d'innovation), le design thinking, les outils Agiles (lire l'encadré)...
* Reinventing organizations : Vers des communautés de travail inspirées, de Frédéric Laloux.
« La responsabilisation des salariés laisse la possibilité au dirigeant de se concentrer sur d'autres sujets »
Des outils de travail collaboratif
- Design thinking : consiste à appliquer face à un problème ou un projet la même démarche que celle qu’aurait un designer : faire travailler ensemble les ingénieurs, les professionnels du marketing et les créatifs. L'idée est donc de combiner les compétences analytiques des uns et intuitives des autres, mais aussi les retours de l’utilisateur final.
- Méthode Scrum (ou « mêlée ») : méthode Agile la plus utilisée ; son principe de base est que l'équipe avance ensemble et soit toujours prête à réorienter le projet au fur et à mesure de sa progression, tel un ballon de rugby qui passe de main en main jusqu'à marquer un essai. Scrum apporte des rituels qui vont permettre à l'équipe de collaborer, planifier et s'améliorer avec des réunions quotidiennes et un Scrum Master, garant des règles du jeu.
Repères
• 1984 : Favi, entreprise picarde sous-traitante pour l’industrie automobile, pousse ses 400 ouvriers à travailler sans hiérarchie et à élire leurs responsables.
• 2004 : Lippi, fabricant charentais de clôtures métalliques, réorganise son groupe en mini-usines, remplace la hiérarchie par des plateformes collaboratives et investit dans la formation.
• 2007 : le biscuitier Poult (Montauban) se lance dans une révolution managériale en supprimant des échelons hiérarchiques, dont le poste de DRH.
• 2009 : Chrono Flex, spécialiste du dépannage de flexibles hydrauliques, réorganise les salariés en petites équipes géographiques, chacune cooptant son capitaine.
Des documents pour s'inspirer
• Reinventing organizations : Vers des communautés de travail inspirées, de Frédéric Laloux, 2014.
• Liberté & Cie : Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises, d'Isaac Getz, 2012.
• La Belle Histoire de Favi : L'entreprise qui croit que l'homme est bon, Jean-François Zobrist, 4 tomes réédités en 2018.
• Le Bonheur au travail, un documentaire de Martin Meissonnier, 2014, disponible sur ArteTV.
Témoignages
« Que chacun prenne sa part de responsabilités »
Gilles Lecoindre, gérant de Sifrais, entreprise d'agro-alimentaire créée en 2006, 45 salariés.
« Il faut aller de plus en plus vers une organisation horizontale où chacun a son domaine de compétences et apporte son expertise. C'est déjà indispensable pour le premier niveau de management. Après, il faut parvenir à le décliner à tous les niveaux, ce que nous n'avons pas encore réussi à faire à Sifrais. Mais j'essaie que chacun prenne sa part de responsabilités, même si ce fonctionnement reste informel. Nous avons des personnes en contact direct avec la production qui nous apportent des informations précieuses du terrain et qui doivent être absolument consultées pour prendre des décisions. Nos managers ont une autonomie relativement importante car je préfère qu'ils prennent des initiatives plutôt qu'ils soient toujours en attente d'une validation. Et s'il y a une mauvaise décision de prise, il faut l'assumer, car derrière, il y aura eu dix bonnes initiatives qui auront permis à la société d'avancer. La notion d'exemplarité a été aussi introduite, avec notamment l'interdiction des "coups de gueule" pour favoriser la bonne ambiance. Impliquer les salariés ramène à une certaine forme d'entrepreneuriat : chacun dans son domaine, à son échelon, peut devenir un mini-entrepreneur au sein de la société. J'adorerais que des salariés m'annoncent qu'ils vont monter leur boîte, ça serait la preuve qu'on leur a donné suffisamment confiance pour se lancer ! »
« Une relation donnant-donnant »
Noé Bertram, gérant de l'entreprise en bâtiment Bois concept, créée en 2008, et de sa filiale Bâtiment concept, 60 salariés.
« Bois concept est une entreprise familiale. Au départ, je voulais tout maîtriser, mais j'ai vite compris que si je n'arrivais pas à déléguer, j'allais crever au boulot ! J’ai changé du tout au tout en donnant davantage de responsabilités à mes salariés. Tout le monde commence par la petite porte, mais a la possibilité de monter à son rythme jusqu'à devenir cadre. C'est une relation donnant-donnant : un salarié qui fait avancer l'entreprise grandit automatiquement chez nous. La stratégie est d'avoir un management horizontal où tout le monde est impliqué par les décisions de l'entreprise, de l'apprenti au cadre, et tout le monde est au même niveau en termes de respect, d'honnêteté, de partage.
Une responsabilité verticale se retrouve en revanche dans les salaires, qui sont d'ailleurs plus élevés que la moyenne. On me dit que je pratique un management à l'américaine ! Pour moi, les notions importantes sont l'écoute, la communication et la collégialité, que ce soit avec nos salariés ou nos clients. Les décisions sont prises en collaboration avec les personnes concernées afin de les intégrer pleinement dans la dynamique de l'entreprise. Grâce à mes cadres, je consacre l'essentiel de mon énergie sur l'avenir de nos structures tout en apportant un regard neuf et objectif sur l'ensemble de notre travail. »
« Au quotidien, nous travaillons en flex office »
César Delisle, gérant d'Atlas Management (2012), 9 collaborateurs.
« Dès le départ, nous avons adopté une forme d'organisation "inspirée". Pour structurer l'ensemble, nous avons travaillé sur la raison d'être de notre organisation – qui est de transformer le travail et d'apporter de nouveaux modèles – pour que tout le monde ait le même objectif. Au quotidien, nous travaillons en flex office, c'est-à-dire que les collaborateurs utilisent les bureaux quand ils en ont besoin, mais peuvent aussi travailler de chez eux ou dans un espace de coworking. Ils choisissent leurs missions, si l'on répond ou non à une consultation, ils gèrent leurs congés et ce sont aussi eux qui recrutent. Mon rôle de dirigeant est de créer un environnement favorable à l'expérimentation, d'être un facilitateur. Aujourd'hui, je gère trois entreprises et l'évolution de chacune d'elles a suivi les initiatives des collaborateurs. »
SF2i, vers une organisation sur mesure
Fondateur et gérant de SF2i, Paul Lanier pensait simplement user de « bon sens » avec ses collaborateurs jusqu'à ce qu'il découvre que sa société était une entreprise libérée. Ou plutôt « en voie de libération », avec la coconstruction actuellement de son propre modèle de management.
Une grande maison avec vue mer, un tableau pour noter son humeur du jour, une salle de repos-réunion garnie de banquettes, bienvenue chez SF2i ! La société de services informatiques et de formation, créée en 2008, compte aujourd'hui 57 salariés et deux gérants qui œuvrent de concert pour « rendre les clients heureux ». « Dès le départ, l'entreprise a été basée sur du bon sens : ne pas démotiver un collaborateur, traiter les gens avec respect et les responsabiliser, ne pas leur donner le sentiment de travailler pour moi – personne n'a envie de travailler pour quelqu'un ! – mais pour une vision : le client final », expose Paul Lanier.
Seulement, quand la start-up a atteint plus d'une dizaine d'employés, le besoin de structurer s'est fait sentir. En 2015, le système américain de l'holacratie est retenu. « C'est un outil de gouvernance pour l'entreprise libérée qui indique comment s'organiser », résume le gérant. L’organigramme n'affiche ni case ni flèche indiquant la subordination, mais des cercles plus ou moins grands avec leur raison d'être, des devoirs et des rôles pour les personnes. Chaque ensemble s'auto-organise et prend des décisions pour lui-même, tout en interagissant avec les autres. « Nous avons fonctionné quelques années sur ce mode, mais arrivés à 50 personnes, le faire vivre devenait trop complexe. Il fallait une organisation qui nous corresponde. »
Bienvenue à bord !
Début 2019, le projet est lancé dans un esprit de coconstruction. Les collaborateurs baptisent leur système Air SF2i et le modélise par une cabine d'avion où tous s'emploient à satisfaire les clients à bord. « Nous avons repris les cercles mais leur nombre a été limité. Ils ont toujours une raison d'être, des rôles et désormais des valeurs, précise Anne Le-Cleach, responsable formation, qui a intégré l'équipe il y a quelques mois. Cette entreprise me donne l'occasion d'être pleinement moi-même et donc d'être plus efficace. Encore du bon sens ! »
Dans la cabine de pilotage, le conseil des sages a été créé pour que « Paul ne prenne pas les décisions stratégiques seul », peut-on lire dans la version interactive du système. À côté des cercles opérationnels, on trouve aussi le cercle du « bonheur » qui organise des activités entre salariés ou celui de « l'intelligence collective ». « Aujourd'hui, SF2i est un groupe avec 80 collaborateurs et des structures annexes car j'ai pu me consacrer à leur développement, qui s'est d'ailleurs fait avec des collaborateurs de la société », reconnaît Paul Lanier, qui profite aussi du gain de temps pour échanger avec d'autres entreprises libérées à travers le monde.